20
Ana Markovic avait fait sa terminale au lycée des arts et des sciences d’East Valley, à Glendale, deux ans plus tôt. Cole le savait grâce à l’album scolaire récupéré par Pike dans sa chambre. Pour commencer, Cole repéra sa photo parmi toutes celles de l’album – une fille maigre, au nez épaté et au regard intelligent, affligée de deux monstrueux boutons sur le menton. Elle avait tenté de les camoufler sous une épaisse couche de maquillage, mais leur volume était tel qu’ils affleuraient tout de même. Ana en avait certainement eu honte.
Cole lui trouva une vague ressemblance avec Rina ; mais beaucoup de gens ressemblaient vaguement à d’autres.
L’album précisait que l’école d’Ana se composait de mille deux cent quatre-vingt-quatre élèves, dont la plupart, semblait-il, avaient inscrit quelque chose sur son exemplaire. L’intérieur des deux parties de la couverture était envahi de signatures et de commentaires, surtout rédigés par des filles, qui enjoignaient Ana de ne jamais oublier les bons moments passés ensemble, la taquinant à propos des garçons sur lesquels elle avait flashé, et lui promettant de rester à vie ses meilleures amies.
Pike avait glissé trois photos dans l’album. L’une d’elles montrait Ana avec les deux petits garçons de Frank Meyer, et Cole la mit de côté. Sur la suivante, la jeune fille posait bras dessus bras dessous avec deux amies sur un terrain de football ; toutes trois souriaient jusqu’aux oreilles. Les cheveux de l’une d’elles étaient courts et noirs, avec des mèches violettes, tandis que l’autre, une grande fille auburn à la peau laiteuse parsemée de taches de rousseur, les portait longs. La troisième photo montrait Ana avec la fille auburn pendant ce qui ressemblait à une soirée de Halloween. Toutes deux étaient vêtues de la même robe des années folles et prenaient une pose rigolote, les paumes en éventail de part et d’autre du visage, à la façon des danseuses de la grande époque du jazz naissant.
L’arrière-plan de la photo à trois lui évoquant un terrain de sport scolaire, Cole revint à l’album. Il décida de passer en revue les mille deux cent quatre-vingt-quatre portraits d’élèves, en comptant sur la chance. Il en eut. La fille auburn s’appelait Sarah Manning.
Cole appela les renseignements et demanda s’il existait un numéro associé à ce nom à Glendale. S’il espérait un nouveau coup de chance, tel ne fut pas le cas.
— Je regrette, monsieur. Nous n’avons aucun abonné à ce nom.
— Peut-être à Burbank ou à Hollywood Nord ?
Ces deux quartiers étaient proches de Glendale.
— Je regrette, monsieur. J’ai déjà vérifié.
Cole se désintéressa de l’album pour examiner l’ordinateur d’Ana. C’était un PC bas de gamme qui mettait un temps fou à démarrer, mais le bureau finit tout de même par apparaître, affichant plusieurs colonnes d’icônes soigneusement alignées. Cole les parcourut en quête d’un carnet d’adresses et en trouva une intitulée « Appel rapide ». Il cliqua dessus, tapa « Sarah Manning », cliqua sur « Recherche » et fit mouche.
— Le meilleur détective du monde a encore frappé, murmura-t-il.
La fiche de Sarah mentionnait une adresse à Glendale, un numéro de téléphone à préfixe 818, et une adresse e-mail. Cole ne prévenait presque jamais les gens avant de passer les voir. Ils avaient une fâcheuse tendance à lui raccrocher au nez ou à ne jamais rappeler, mais la perspective de se taper un aller-retour à Glendale dans le seul but d’apprendre que Sarah Manning avait déménagé ne l’enchantait pas. Et si elle s’était engagée dans l’armée et combattait en Afghanistan ?
Il composa le numéro et eut la surprise d’entendre répondre.
— Allô ?
— Sarah Manning ?
— Oui. Qui est à l’appareil, s’il vous plaît ?
D’une voix essoufflée, comme si elle était pressée.
L’idée effleura Cole qu’elle n’avait peut-être pas été prévenue du meurtre d’Ana Markovic, mais elle l’avait été et ne semblait pas particulièrement bouleversée.
— J’aimerais discuter un moment avec vous, Sarah. J’ai des questions à vous poser sur Ana.
— Je ne sais pas trop. J’ai cours, là.
— Au lycée d’East Valley ?
— À la fac de Northridge. Le lycée, c’était il y a deux ans.
— Excusez-moi. Je ne vous retiendrai pas longtemps, mais c’est important. J’ai cru comprendre que vous étiez proches.
— Ils les ont attrapés ? Ceux qui ont fait ça ?
— Pas encore. C’est pour ça que j’ai besoin de votre aide.
Elle mit un certain temps à répondre, comme si le sujet méritait réflexion.
— Bon, d’accord, quel genre de questions ?
— Je préférerais qu’on se voie.
— Je suis super occupée.
Cole étudia la photo d’Ana et de Sarah en robe des années folles. Il n’avait aucune envie de lui parler au téléphone d’une sœur prostituée ou de bandits serbes, surtout s’il s’agissait de mensonges.
— C’est vraiment très important, Sarah. Vous êtes sur le campus ? Je peux vous y rejoindre dans un quart d’heure.
— Bon, s’il le faut… Mais ça va me faire sauter un cours.
Comme si c’était la fin du monde !
Sarah décrivit à Cole un café de Reseda Boulevard, non loin du campus, et lui demanda de l’y retrouver dans vingt minutes. Il raccrocha sans lui laisser le temps de changer d’avis.
Vingt-deux minutes plus tard, il la trouva assise à une table de la terrasse, en short bleu clair, tee-shirt blanc et sandalettes. Ses cheveux étaient plus courts que sur la photo de l’album, mais pour le reste elle n’avait pas changé.
— Sarah ?
Cole la gratifia de son plus beau sourire et lui tendit la main. Elle la serra, visiblement mal à l’aise. Il montra le comptoir du menton.
— Je vais vous chercher quelque chose ?
— C’est trop bizarre, je trouve. Je ne vois pas du tout ce que je vais pouvoir vous dire.
— Ma foi, on verra bien où nous mènent les réponses. Quand est-ce que vous lui avez parlé pour la dernière fois ?
Elle réfléchit un moment, puis secoua la tête.
— Il y a un an. Peut-être plus. On s’était un peu perdues de vue.
— Mais vous étiez proches au lycée ?
— Depuis la cinquième. On venait toutes d’écoles primaires différentes. On nous appelait les Trois Mousquetaires.
La photo des trois filles bras dessus bras dessous s’imposa instantanément à Cole.
— Qui était la troisième ?
— Lisa Topping. J’ai pensé à elle en vous attendant. Vous devriez lui parler. Elles avaient gardé le contact.
— Cheveux noirs ? Mèches violettes ?
Sarah pencha la tête, enfin concernée.
— Oui. Comment vous savez ça ?
— Ana avait une photo de vous trois dans sa chambre. Et aussi une de vous et d’elle en robe des années vingt. C’est comme ça que je vous ai retrouvée.
Sarah le dévisagea un certain temps, puis regarda ailleurs. Elle cligna des paupières plusieurs fois de suite. Cole vit rosir le blanc de ses yeux.
— Vous ne voulez vraiment pas que j’aille vous chercher quelque chose ? proposa-t-il. De l’eau, peut-être ?
Elle secoua la tête, toujours sans le regarder, comme si le contact visuel lui faisait mal.
— Non, c’est juste que… je ne sais pas…
Elle plongea soudain une main dans son sac et en sortit un portable. Elle composa un numéro puis plaça l’appareil contre son oreille. Une boîte vocale.
— Salut, ma belle, c’est moi. Dis, je suis avec un mec, là, il s’appelle Elvis Cole et je crois qu’il travaille pour la police ou quelque chose comme ça, il aurait besoin d’informations sur Ana. Appelle-le, d’accord ?
Elle couvrit l’appareil avec sa main.
— Votre numéro ?
Cole le lui donna. Après l’avoir répété, elle rangea son portable.
— Elle vous appellera. C’est à elle que vous auriez dû parler.
— Les cheveux violets.
— Plus maintenant, mais c’est elle. Elle est à New York pour ses études, mais elles avaient gardé le contact.
Elle avait dit cela d’un air triste, et Cole se demanda pourquoi.
— Super. Je lui parlerai. Mais vu que vous êtes ici et que vous connaissiez vous aussi Ana depuis la cinquième, je suis certain que vous allez pouvoir m’aider. Si j’ai bien compris, elle vivait avec sa sœur. C’est ça ?
Sarah hocha la tête, les yeux fixés sur le boulevard.
— Oui. Elle avait perdu ses parents. Ils sont morts quand elle était petite. En Serbie.
— Hmm-hmm. Et comment s’appelait sa sœur ?
Cole fit semblant de prendre des notes. Il poursuivait deux objectifs. Il cherchait à vérifier si l’histoire de Rina se tenait et, si oui, il espérait apprendre quelque chose qui puisse les aider à localiser Darko.
— Rina. Je crois que son prénom complet était Karina, avec un K, mais on l’appelait Rina.
Jusqu’ici, tout allait bien.
— Vous l’avez connue ?
— Euh, oui. Elles habitaient ensemble. Plus ou moins.
— Comment ça, « plus ou moins » ?
Sarah changea de position, soudain agacée.
— Je ne suis pas idiote, mec. Je sais que vous le savez. Rina se prostituait. C’est comme ça qu’elle payait le loyer.
Cole reposa son stylo.
— Tout le monde le savait ?
— Oh ! là là ! non. Juste Lisa et moi, et Ana nous a fait jurer de ne le dire à personne. Rina ne voulait surtout pas que ça se sache. Elle aurait même voulu le cacher à Ana, et Ana nous l’a dit uniquement parce qu’elle avait besoin d’en parler à quelqu’un. Ça nous a fait un truc de dingue.
— Le fait que sa sœur soit une prostituée ?
— Oui ! Je veux dire, on n’était que des gamines. On a trouvé ça cool, avec un côté glamour, sexy du genre Hollywood. Pourtant il y avait de quoi donner la chair de poule. Tout bien réfléchi, c’était juste dégueulasse.
Elle s’humecta les lèvres et détourna les yeux. Cole sentit que c’était vraisemblablement ce qui les avait séparées.
— Rina recevait des clients chez elle quand Ana y était ? C’est ce que vous voulez dire ?
— Non, pas du tout. Elle s’absentait quelques jours. Je crois qu’elle travaillait dans un de ces endroits, là. Elle partait quelques jours, puis elle revenait. Beurk, ajouta-t-elle avec un frisson exagéré.
Cole se demanda combien de personnes avaient su la vérité et jusqu’où la rumeur s’était répandue.
— Vous en avez parlé à quelqu’un d’autre, Lisa et vous ?
Sarah détourna à nouveau les yeux et mit du temps à répondre.
— On ne lui aurait jamais fait ça. C’était notre amie.
— Est-il arrivé à Ana de citer un certain Michael Darko ?
— Je n’en sais rien. C’est qui, ce Michael Darko ?
— Peut-être vous a-t-elle dit où sa sœur travaillait ? Ou pour qui ? Vous vous souvenez de quelque chose de ce genre ?
— Je ne vois pas comment je pourrais. Rina ne lui disait jamais rien de cet aspect de sa vie. Elle refusait absolument d’en parler. Alors nous… Rina ne savait même pas qu’on était au courant. Elle n’en parlait pas à Ana. C’était une sorte de secret de Polichinelle entre elles deux. Ana savait, mais elles n’y faisaient jamais allusion.
— Comment Ana l’a-t-elle su si Rina ne lui en parlait pas ?
— Quand Rina a été arrêtée. Ana avait toujours cru que sa sœur était serveuse ou quelque chose dans ce goût-là, jusqu’au jour où elle l’a appelée du commissariat. Ana a vraiment eu les boules. On devait être, disons, en troisième. Quand je lui ai dit que je voulais en parler à mon père et à ma mère, elle a pété un câble. Elle m’a fait jurer de me taire. Elle m’a dit qu’elle ne m’adresserait plus jamais la parole si je disais quoi que ce soit. Et là-dessus, elle est venue passer deux jours à la maison comme si de rien n’était – un truc normal entre copines, quoi. Ensuite, elle a fait pareil chez Lisa. Elle flippait grave, parce qu’elle ne savait pas ce qu’elle allait pouvoir faire, disons, si Rina atterrissait en prison. Qu’est-ce qu’elle serait devenue ?
Cole se livra à un rapide compte à rebours mental, ce qui lui permit de vérifier que l’année de troisième d’Ana correspondait bien à celle de la première arrestation inscrite sur la fiche de police de Rina. Il soupira. En troisième, c’est-à-dire autour de quatorze ans. Une fille de quatorze ans se retrouvant toute seule à la maison, sans savoir si l’unique membre de sa famille qui lui restait, son seul soutien, reviendrait un jour. Cela avait dû être terrifiant.
— Et personne d’autre n’était au courant ? En dehors de Lisa et vous ?
Sarah secoua la tête en regardant ailleurs.
— Même pas du côté de la colonie serbe ? Elle devait bien avoir des amis serbes, non ?
— Aucun. Rina ne voulait pas. Rina ne lui parlait même pas du pays qu’elles avaient quitté.
— Bref, elle n’avait que vous deux.
Sarah opina. Elle semblait seule, perdue.
Cole s’efforça de lire en elle ; il crut comprendre ce qu’elle avait ressenti à l’époque et ce qu’elle ressentait maintenant.
— Hé, dit-il.
Les yeux de Sarah le frôlèrent et s’enfuirent aussitôt.
— J’ai l’impression que Rina cherchait à la protéger, dit Cole. Je crois que vous aussi, vous avez cherché à la protéger.
Elle avait beau regarder ailleurs, il vit s’embuer ses yeux roses.
— J’aurais dû le dire à quelqu’un. On aurait dû le dire.
— Vous ne pouviez pas savoir, Sarah. On ne peut jamais savoir. Chacun essaie de faire de son mieux.
— Elle serait peut-être encore en vie.
Sarah Manning se leva et s’en alla sans un regard en arrière. Cole la suivit des yeux, en espérant pour elle qu’elle se trompait.